Conférence SETT, par Nathalie Kuborn, fondatrice we are coders
Alors que les profondes mutations technologiques impactent l’ensemble de notre société et remettent en question l’organisation de notre vie socio-professionnelle, nous assistons à la nécessaire transformation de nos systèmes éducatifs.
La techno s’invite à l’école, de façon directe, pour former les jeunes à ses usages et applications, ou de façon indirecte, comme support pédagogique dans toutes les matières.
Un nouveau marché florissant s’est ouvert aux start-up, libres de tout contrôle de validation, et dès lors autorisées à diffuser des produits élaborés sous différents modèles économiques, souvent à grand renfort d’attractivité et marketing.
Pris dans l’urgence du ‘tout numérique’, les enseignants sont naturellement tentés d’adopter des solutions gratuites, dites « freemium », ou des produits issus de grands labels numériques dominants sur le marché.
II. L’ EdTech, les modèles financiers des applications Freemium et la question des données
Pour bien comprendre l’ensemble de nos préoccupations, il est peut-être utile ici de rappeler les modèles financiers qui sous-tendent la création et la diffusion des nouvelles technologies, et plus spécifiquement toutes les technologies relatives à l’EdTech, ou les technologies de l’éducation, puisque ce sont celles qui nous concernent ici plus spécifiquement.
A titre d’exemple, ClassDojo est une application de communication en classe utilisée pour partager des rapports entre parents et enseignants. Les enseignants suivent le comportement des élèves, qui sont profilés, notés en temps réel sur base de critères arbitraires et forcément réducteurs puisqu’ils ont été défini par des programmeurs et non des enseignants. De nombreuses données y sont partagées, concernant les étudiants, ainsi que des photos ou des vidéos.
Le modèle d’affaires de ClassDojo est un modèle freemium. C’est à dire que vous avez un éventail de fonctionnalités gratuites en utilisant le site, mais si vous voulez élargir les fonctionnalités de l’application, cela devient payant. Un peu comme le fait Linkedin par exemple. Or, nous savons déjà depuis un bout de temps que si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit.
Si certains commentateurs sont prompts à rappeler que les parents partagent déjà des données et des photos de leurs enfants sur les réseaux sociaux, alors pourquoi en faire tout un plat avec ClassDojo , par exemple? Parce que tous les parents ne sont pas sur les réseaux sociaux et que ceux qui y sont ne partagent pas forcément leur vie privée et encore moins celle de leurs enfants.
Ensuite, si les données peuvent offrir un nombre incroyable d’avantages aux individus et à la société, comme dans les domaines de la santé, l’économie ou les sciences sociales, nous ne savons pas comment celles concernant les enfants pourraient être utilisées – pas seulement maintenant, mais aussi à l’avenir, à mesure qu’ils deviennent adultes.
Aussi de nombreuses inquiétudes sont exprimées sur le fait que les informations recueillies sur un enfant aujourd’hui pourraient avoir une incidence sur ses possibilités d’obtenir une bourse ou une place dans une université, un emploi ou même des produits financiers (comme une assurance ou un crédit), et donc compromettre son avenir. Sans parler du risque que les données d’un enfant soient utilisées pour usurper son identité à sa majorité.
La question du choix des outils et supports éducatifs nous apparaît ici dans toute sa complexité. Nous avons dès lors engagé une réflexion sur notre rôle et notre responsabilité de transmetteurs et de pédagogues.
Nous devons nous poser des questions telles que:
- Comment ces données sont-elles stockées et utilisées?
- Comment les données pourraient-elles être utilisées à l’avenir ?
A titre d’exemple, la politique de confidentialité de ClassDojo
contient plus de 18 000 mots. Les données sont partagées avec 33 autres
organisations, les «Third Party Service Providers», chacune ayant sa
propre politique de confidentialité. Avec les nouvelles méthodes de
liaison et d’analyse des données, les enfants pourraient découvrir que
leurs empreintes numériques ont une influence sur leur vie pendant de
nombreuses années.
Ainsi, bien que de telles applications
puissent être faciles à utiliser et conviviales, les écoles doivent, à
notre sens examiner attentivement les conséquences potentielles de leur
politique de confidentialité.
En 2017, la London School of Economics a publié une série de
problèmes d’éthique, de droit et de santé mentale liés à la croissance
rapide de l’utilisation de ClassDojo
en classe. Dans cet article, Ben Williamson et Alasdair Rutherford, de
la faculté des sciences sociales de l’Université de Stirling, évoquent
le conflit possible que la société ClassDojo
pourrait rencontrer en tant que société privée à but lucratif
collectant et stockant des données sensibles sur le profilage et le
comportement des étudiants. Ils se demandent si les parents sont
pleinement informés de ce que la société ClassDojo
a l’intention de faire avec les données collectées sur les élèves. De
même, les chercheurs mettent en garde contre un scénario dans lequel
cette société pourrait être vendue pour les données qu’elle collecte et
stocke.
Williamson et Rutherford explorent également l’impact négatif possible que ClassDojo
pourrait imposer sur l’environnement de la classe. Selon eux, cette
application agit essentiellement comme un média social pour la classe,
où les étudiants sont confrontés à une concurrence constante pour
obtenir des points de comportement.
Ils se demandent si le temps passé en classe pour la saisie de ces données pourrait potentiellement réduire les interactions directes face à face entre enseignants et étudiants. Ils avertissent également de l’impact négatif que l’application peut avoir sur la santé mentale des enfants, créant potentiellement un climat de classe en détresse dans lequel le comportement des élèves est individualisé sous forme d’évaluations ne tenant pas compte la complexité des influences sociales et environnementales plus larges sur le comportement.
III. Les données des élèves sont sensibles!
La collecte généralisée d’informations sensibles par l’EdTech pourrait offrir des possibilités d’exploitation uniques aux criminels. Par exemple, à la fin de 2017, des cybercriminels ont exploité les systèmes informatiques des écoles en piratant plusieurs serveurs de district scolaire à travers les États-Unis. Ils ont eu accès aux informations de contact des étudiants, aux plans d’éducation, aux devoirs, aux dossiers médicaux et aux rapports des conseillers, puis ils ont utilisé ces informations pour contacter, extorquer et menacer les étudiants de violences physiques et de la divulgation de leurs informations personnelles. Les auteurs ont envoyé des SMS aux parents, rendu publiques les informations personnelles des élèves, affiché celles-ci sur les médias sociaux et expliqué comment la publication de telles informations pourrait aider les prédateurs d’enfants à identifier de nouvelles cibles.
Des problèmes de cybersécurité ont été découverts également en 2017 pour deux grandes entreprises EdTech, ce qui a permis au public d’avoir accès à des données provenant de millions d’étudiants. Selon des chercheurs en sécurité, l’une d’elles, Schoolzilla, a exposé les données internes d’1,3millions d’enfants en les stockant sur un serveur public. Une autre société, Edmodo, dont l’application est utilisée comme réseau social en classe, a été victime d’une violation et les données des élèves ont été mises en vente sur le Dark Web : nous parlons ici de 77 millions de comptes !!!!
Pourtant, en 2011, l’American Association of School Librarians a récompensé Edmodo et l’a reconnu comme l’un des meilleurs sites Web pour l’enseignement et l’apprentissage. Il a été reconnu en 2012 par Time Magazine comme étant l’un des meilleurs réseaux sociaux pour les jeunes âgés de moins de 13 ans. En 2012, il a reçu le Webby Award dans la catégorie: Éducation & Mobilité.
ClassDojo a également été désigné par le prestigieux magazine Forbes comme l’une des « 100 sociétés les plus prometteuses des États-Unis » et a reçu le prix TechCrunch’s Crunchie de la meilleure start-up dans le secteur de l’éducation!!!
IV. Valeurs et culture : intérêt pédagogique
Bien que ces aspects de vie privée et de données personnelles concernent également les logiciels et applications libres et open source, le fait que leur code soit mis à disposition de la communauté et des contributeurs permet une meilleure surveillance des failles et des dérives. De surcroît, une grande partie de cette communauté développe des outils alternatifs au “mainstream”, afin de garantir la protection de la vie privée et des données de leurs utilisateurs.
Le principe des walled gardens (“jardins clos”) pose également question sur la limitation des choix d’outils et la centralisation des données. Un “walled garden” est une plate-forme ou un écosystème fermé, à savoir, un système logiciel dans lequel le fournisseur de services contrôle les applications, le contenu et les médias et restreint l’accès pratique aux applications ou au contenu non approuvés. Cela contraste avec une plate-forme ouverte, dans laquelle les consommateurs ont généralement un accès illimité aux applications et au contenu. A contrario, ceux-ci sont restreints à des outils exclusivement liés à cette marque.
Quels doc sont les implications de chaque choix d’outil ? Sachant qu’une entreprise qui pratique ce type d’approche commerciale va faire en sorte que les bases de données seront centralisées et les données seront recoupées, permettant de cibler au mieux les habitudes et comportements des utilisateurs ? Si je choisis de travailler avec un type de software et qu’ensuite j’ai envie d’un autre outil mais que son accès m’est limité pour des raisons de compatibilité ou de restrictions propriétaires, où résident mes libertés de choix et d’action ?
Une autre de nos réflexions majeures concerne l’aspect financier. Nous pensons que les outils et ressources pédagogiques proposées se doivent d’être accessibles à tous, sans restrictions liées aux moyens financiers des parents. L’avantage des logiciels que nous choisissons est qu’ils sont accessibles à tous sans intervention financière. Chaque enfant peut donc y avoir accès chez lui et continuer ses explorations à sa guise. Il n’y a aucune forme d’élitisme et l’investissement de chacun est exclusivement lié à sa motivation personnelle et son implication dans l’apprentissage. Ce qui est vrai tant pour le logiciel que pour le hardware.
V. Responsabilité du pédagogue et choix des outils
Alors, la grande question est donc : est-ce que nous devons faire entrer les enfants dans un monde numérique orienté big data, avec toutes les intrusions que cela peut comporter dans leur vie privée ? Est-il nécessaire de livrer leur pédigrée avant même qu’ils puissent utiliser un outil numérique destiné à favoriser leur éducation, sans même qu’ils aient conscience des implications de leur consentement tacite ?
Ou leur expliquer les tenants et aboutissements de tout cela, tout en évitant d’être restrictifs sur notre approche, (il ne s’agit pas ici de diaboliser quoi que ce soit), mais en choisissant pour notre part des outils libres ou open source plus confidentiels, qui par leur aspect de développement communautaire, sont excessivement bien documentés ?
Est-il pertinent de choisir des solutions de facilité offertes par des entreprises commerciales offrant justement cette facilité de prise en main dans des objectifs commerciaux ? La facilité d’accès des logiciels propriétaires dans un but marketing peut sembler plus attractive, certes, mais ce qu’elle implique nous semble fort peu attractif pour les raisons précitées.
Nous sommes conscients qu’il n’est pas simple pour les acteurs de l’éducation confrontés à la transition numérique de passer autant de temps pour rechercher et expérimenter les meilleurs outils. Nous sommes nous-mêmes confrontés à de nombreuses recherches, questionnements, analyses et certaines erreurs d’appréciation, parfois faute de temps.
Il est certainement plus facile pour un professeur ou un éducateur d’aller vers ce qu’on lui propose, et d’être influencé par l’impression que l’usage d’un outil commercial d’une grande enseigne sera plus fiable, ou de meilleure qualité, ce qui n’est pas forcément le cas.
Ce qui manque dès lors aux acteurs de l’éducation nationale qui sont confrontés aux questions numériques, ce sont les informations sur les produits libres et open source qui n’ont pas les budgets publicitaires considérables des grosses machines de guerre, et ne disposent pas du temps de recherche nécessaire à l’évaluation des possibilités alternatives existantes. Cela demande beaucoup d’investissement en terme de recherches et d’expérimentations, car il existe un manque de visibilité liés à des questions de budgets de promotion et de marketing. Or, l’intérêt dans un processus éducatif n’est-il pas justement de pouvoir bénéficier des meilleures ressources à disposition, et que ces ressources ne soient pas biaisées par les enjeux liés au marketing ?
Nous privilégions donc pour notre part l’utilisation d’outils numériques pour lesquels aucun inscription n’est nécessaire ou, pour le moins, des inscriptions qui ne requièrent aucune information personnelle ou relatives à un profilage des enfants, en préférant toujours par passer par des comptes communs au nom de l’association.
Ce choix de la neutralité et d’outils où toutes ces identifications n’ont pas lieu d’être nous semble essentiel, afin de ne pas imposer à des enfants de huit ans une traçabilité dont ils seraient l’objet. Car il nous semble important de rappeler qu’étant totalement incapables de savoir à quoi serviront toutes ces données, le principe de précaution est toujours de mise de mise.
L’avantage de l’open source est qu’il est ouvert. Il bénéficie d’une importante communauté d’utilisateurs qui partagent une multitude d’avis, de recommandations, retours d’xp ou projets.
Dans le cadre de l’éducation, on a besoin d’avoir un maximum de retour d’expériences et cette mine d’or est accessible gratuitement à tout professeur, toute académie, toute personne qui le souhaite.
Enfin, la dimension transversale de notre approche consiste en ceci : comment utiliser le transfert des compétences informatiques comme levier de sensibilisations aux enjeux numériques actuels ?
Nous accordons une importance, dès qu’ils ont passent le seuil de l’adolescence, vers 11-12ans, à partager avec eux les fruits de nos questionnements et les motifs de notre approche.
La programmation en python d’un code dans le but de générer un mot de passe complexe et aléatoire est une occasion pour aborder l’importance d’un bonne sécurisation de ses comptes. Nous discutons des conséquences individuelles et collectives d’une mot de passe trop faible, de la différence entre hacker et cracker, ou des “white hat”, “black hat”.
L’installation d’un système d’exploitation libre comme le Raspbian OS sur Raspberry Pi nous permet de présenter les valeurs de l’open source, l’accès en toute liberté à ses outils et le refus systématique de toute forme de piratage. Car, quel est l’intérêt pour une personne financièrement limitée de pirater une suite office quand elle est gratuitement disponible sur Linux ?
A l’occasion des 30 ans du web, nous avons eu l’occasion, via le directeur du bureau européen de l’internet society de demander à Tim Berners-Lee, son créateur, ainsi qu’à des acteurs majeurs du web conviés pour l’occasion au Cern, ce qu’ils souhaitaient partager avec les jeunes pour l’avenir de l’internet. Et nous avons reçu en retour l’extrait video de la séquence.
Toute opportunité est bonne pour partager avec nos jeunes ces préoccupations, et leur montrer d’autres possibilités que celles offertes par les blockbusters du numérique.
Nous espérons ainsi former leur esprit critique, en leur ouvrant la voie vers des réflexions nouvelles, et en commençant, surtout, par exercer le nôtre.